"À portée de vue" de Saleh Hamdouni.. Quand la caméra devient philosophie
Divers

"À portée de vue" de Saleh Hamdouni.. Quand la caméra devient philosophie

SadaNews - La photographie est-elle un simple document éphémère de la réalité ? Ou est-elle un texte ouvert qui participe à sa production et à sa déconstruction ? À une époque où notre monde est submergé par la mer des images, le livre "À portée de vue dans la photographie" de Saleh Hamdouni, récemment publié par la maison d'édition Fadaat à Amman, repose la vieille question sur le pouvoir et le sens de l'image.

Hamdouni propose une approche critique et philosophique profonde, considérant la photographie comme un discours culturel et cognitif qui dépasse l'esthétique. Il invite à voir "l'œil" comme un outil de résistance, réactivant les théories de grands philosophes tels que Roland Barthes, Saussure et Brecht, pour établir une lecture arabe contemporaine en sémiotique de l'image.

Le livre, d'environ 200 pages en format moyen, est un travail critique visuel qui va au-delà du simple document pour aborder la déconstruction et la représentation. Hamdouni décrit la photographie comme "un espace contemplatif qui relie le sens esthétique à la perception sociale", considérant que l'image n'est pas seulement un reflet de la réalité, mais "un texte ouvert qui participe à la production même de la réalité".

L'auteur examine des exemples de l'histoire humaine sur l'impact de l'image photographique dans la formation de l'opinion publique, de la célèbre image de l'enfant vietnamien Kim Phuc aux œuvres de photographes de guerre comme Eddie Adams et Kevin Carter.

La photographie comme acte interprétatif et cognitif

Saleh Hamdouni place l'image au cœur des questions philosophiques modernes, la considérant comme un texte visuel pouvant être lu comme une langue. À travers son langage analytique fluide, il avance que l'image n'est plus un simple document d'un moment fugace ou un reflet de la réalité, mais est devenue un espace de représentation et de réproduction du monde.

Dans un chapitre intitulé "L'œil comme outil de résistance", Hamdouni explique comment la caméra peut se transformer d'outil de domination en moyen de résistance, et d'outil de maintien du discours autoritaire en espace de révélation des contradictions et des détails tus dans la vie quotidienne.

L'auteur s'appuie sur les théories de Roland Barthes, Saussure, Althusser et Brecht pour établir une lecture arabe contemporaine de la philosophie de l'image.

Il cite Barthes et ses réflexions sur "le mythe de l'image" et le concept de "message photographique" pour montrer comment le signe visuel interagit avec la structure idéologique, et comment l'image est utilisée pour orienter l'émotion collective et façonner l'opinion publique.

Hamdouni discute également de la relation entre l'image, le symbole, la signification et le contexte à la lumière des sémiotiques modernes, considérant la photographie comme une "seconde langue" écrite avec la lumière et lue par l’esprit et le cœur ensemble.

L'image comme discours culturel

L'analyse dans le livre s'étend à la dimension sociale et politique de l'image, l'auteur soutenant que l'image journalistique ne se contente pas de raconter des événements, mais façonne un récit complet sur le monde, re-producteur de la puissance et du sens.

L'auteur présente des exemples iconiques de l'histoire de la photographie mondiale, comme l'image de Kim Phuc fuyant les bombardements au napalm, capturée par le photographe Nick Ut en 1972, ou celle du général vietnamien exécutant un prisonnier dans la rue, prise par Eddie Adams en 1968, une image qui a remporté le prix Pulitzer et a suscité un débat éthique sur la fonction de la caméra entre documentation et dénonciation.

Le livre aborde également l'expérience du photographe sud-africain Kevin Carter qui a pris sa célèbre photographie d'une enfant soudanaise mourante de faim lors de la famine au Soudan en 1993, suivie de son suicide un an plus tard.

Hamdouni voit dans cet incident le sommet de l'angoisse éthique du photographe lorsqu'il se trouve face à l'acte de témoignage et à celui d'intervention.

Hamdouni consacre des chapitres avancés à parler de la relation entre l'image et la conscience, s'appuyant sur ce qu'il appelle "les éthiques visuelles" qui régissent l'acte de voir à l'ère de la transparence absolue.

Il estime que le spectateur n'est plus innocent et que la caméra moderne ne se contente plus de représenter la tragédie, mais la crée parfois ou l'utilise dans le cadre du marché et des médias.

Dans l'une de ses conclusions théoriques, l'auteur déclare que "l'image ne se contente pas de dire, elle nous impose comment voir", devenant ainsi un outil de formation cognitive, esthétique et politique à la fois.

L'image arabe et l'imaginaire résistant

Dans un contexte arabe, Hamdouni présente une lecture du rôle de l'image palestinienne dans la construction de la mémoire collective à travers ce qu'il appelle "la conscience résistante à travers la caméra", où l'objectif se transforme en une forme d'action nationale et culturelle.

Il lie cette conscience aux transformations des médias numériques et à la multiplication des plateformes numériques qui ont rendu l'image plus rapide et plus répandue, mais en même temps plus fragile et sujette à la manipulation.

L'auteur rappelle que l'image palestinienne n'a jamais été un luxe visuel, mais une forme de documentation de l'histoire populaire et de lutte contre l'oubli.

L'importance du livre et sa place dans le domaine arabe

"À portée de vue" représente une extension de la trajectoire critique arabe dans l'étude de l'image après quelques rares travaux précédents dans ce domaine. Cependant, il se distingue par son traitement de la photographie depuis l'intérieur de son langage, et non depuis un point de vue théorique externe, alliant étude académique, prise de conscience esthétique et pensée critique.

Le livre s'adresse aux chercheurs en philosophie, en critique culturelle et en arts visuels, ainsi qu'aux journalistes et photographes et à tous ceux qui voient dans la caméra un moyen de penser le monde.

Ce livre est l'une des rares publications arabes qui intègrent la théorie sémiotique et la critique culturelle de la photographie, car Hamdouni emprunte des outils d'analyse à la pensée structurale et post-structurale pour déconstruire les systèmes d'image dans les médias et l'art contemporain, affirmant que l'image est devenue une forme de discours politique et esthétique simultanément.

Hamdouni écrit dans une langue arabe fluide où les termes sémiotiques s'équilibrent avec un ton contemplatif, rendant son texte accessible au lecteur tant spécialisé que général. Il navigue avec aisance entre analyse théorique et illustration réelle, donnant au lecteur le sentiment d'être en présence d'un écrivain qui connaît l'image de l'intérieur et en parle avec la conscience d'un photographe et l'imaginaire d'un philosophe.

Des questions troublantes

À une époque où l'image inonde notre vie quotidienne, des écrans aux téléphones, le livre "À portée de vue dans la photographie" remet en question la nécessité de penser à l'image avant de la consommer, et de revisiter l'acte même de voir.

Saleh Hamdouni confronte le lecteur à des questions troublantes sur les limites de la beauté, de l'éthique, de la représentation, du pouvoir et de la mémoire, et propose que nous voyions le monde non pas comme il nous est présenté, mais comme nous pourrions le re-photographier nous-mêmes.

Le livre constitue un ajout qualitatif à la bibliothèque arabe dans le domaine des études visuelles et de la critique photographique, ouvrant un large horizon pour remettre en question l'image en tant qu'acte culturel et cognitif qui n'est pas moins important que le mot écrit, mais qui égalise sa capacité à construire du sens et à former la conscience collective.

Source : الجزيرة